Les lieux culturels tels que les musées, les bibliothèques ou les théâtres ont un rôle fondamental à jouer dans l’émergence d’une écologie de l’attention. Comme des espaces capables, ceux-ci sont déjà pour beaucoup des laboratoires attentionnels, attentifs et attentionnés, des lieux aménageant, par endroit, des espaces économes en attention, permettant l’interaction authentique avec les œuvres d’art et les objets partagés, créant des expériences multisensorielles favorisant les phénomènes de résonance.
Ces lieux où l’attention contemplative est possible, parfois même attendue, où l’attention fragmentée advient également, ces lieux de curiosité, de rencontre de soi et de l’autre portent autant la responsabilité de s’inscrire dans une écologie de l’attention esthétique, sociale, environnementale et mentale que celle d’explorer de nouveaux modèles.
Cette double responsabilité exige de ceux-ci qu’ils parviennent à s’extraire des logiques du capitalisme attentionnel qui peuvent colorer les logiques touristiques ou évènementielles, pour proposer des moments artistiques, scientifiques et culturels durables, à taille humaine, s’inscrivant dans le temps long, pour qu’ils parviennent à être éthiques et écologiques. Ainsi donc, l’économie de l’attention nous porte à interroger les préceptes de programmation hérités du XXe siècle, leurs formes les plus canoniques – la saison, l’itinérance, l’exposition temporaire, le blockbuster, l’exclusivité : mieux produire, mieux exposer, mieux diffuser requiert d’intégrer aussi l’écologie de l’attention.
Pour y parvenir, rappelons que les pratiques culturelles s’inscrivent dans une économie complexe, particulièrement comprise, considérée et ouvragée par les mouvements de démocratisation culturelle : elles portent un coût économique (définis par les tarifs), un coût symbolique et social (effet de seuil, accessibilité sociale et intellectuelle), un coût en temps (trajet, visite, spectacle, durée d’une exposition, nombre de représentations, horaires), un coût physique (accessibilité physique) et un coût attentionnel.
Si les actions de démocratisation culturelle ont beaucoup influé sur les aspects symboliques et socio-économiques en privilégiant une approche par la mise en accessibilité – universelle dans les plus beaux cas –, elles ont jusqu’ici moins considéré les coûts attentionnels et les coûts en temps, qui sont étroitement liés. Pourtant, cette approche s’impose d’emblée dans la médiation humaine : un médiateur ou une médiatrice proposera d’observer moins de dix œuvres en 1h30, adaptera son rythme, son parcours, à l’évaluation qu’il ou elle aura fait des disponibilités émotionnelles, intellectuelles, physiques et attentionnelles des publics. S’agissant de la médiation numérique, si les dispositifs de médiation numériques proposent aujourd’hui des parcours de longueurs ou de niveaux variés, ils ne s’adaptent ni à l’environnement réel dans lequel celui ou celle qui l’utilise évolue, ni à ses disponibilités générales.
Espaces concrets qui hébergent l’imaginaire, les lieux culturels présentent une densité émotive et informationnelle telle qu’elle fonde même leurs hétérotopies. Il conviendrait d’interroger cette densité pour qu’elle parvienne à être appréhendable par chacun et chacune : le nombre d’œuvres, de textes, dans les expositions temporaires devrait-il être réduit – nombreuses sont les expositions rassemblant plus de 500 objets prêtés pour une durée moyenne de visite inférieure à 2 heures ? Cette même exposition pourrait-elle connaître une version numérique augmentée permettant de prolonger la visite ou la préparer ? Comment faire du numérique une augmentation potentielle de l’expérience artistique et culturelle, ne risquant ni de se substituer à l’expérience réelle, aux résonances mentales, physiques, subjectives, collectives, ni de la concurrencer ou de l’abimer ? Comment utiliser les canaux populaires, quasi-démocratiques, de communication numérique – réseaux sociaux, plateformes –, dont le recours par les lieux culturels est motivé par un objectif vertueux de démocratisation culturelle, sans tomber dans les travers des rhétoriques qui ont été forgées par les mécanismes de prédation de l’attention ? Ceci afin de faire émerger un numérique culturel d’un autre type, à la découvrabilité efficace, montrant les sous-exposés, respectueux de la liberté de chacun, ne feignant pas la présence de l’autre et ne cédant pas au simulacre, permettant d’enrichir les connaissances et les échanges ?
En effet, « [q]uand les flux canalisés et chronométrés de visiteurs n’ont qu’une vingtaine de secondes pour découvrir le sourire de la Joconde, ou sont conduits sur des tapis roulants devant les objets exposés (comme les joyaux de la Couronne à la Tour de Londres), il ne reste plus le temps d’une assimilation transformatrice » (Hartmut Rosa, 2018, p.459). Ce qui est en jeu dans la qualité d’attention offerte dans les lieux culturels, c’est bien la résonance, ce phénomène tactile et métabolique, sensible et narratif, affectif et cognitif de relation au monde, dynamique et vivante. Chez Rosa, la théorie de la résonance et sa promesse de responsivité, de capacité d’assimilation et transformative, constitue une réponse apportée à la modernité tardive frappée par l’accélération et la disponibilité du monde, et « propose un changement de paradigme culturel : ce n’est pas l’accès aux choses, mais la qualité de la relation au monde qui doit devenir la norme de l’action politique et individuelle. Cette qualité, quant à elle, ne peut ni ne doit plus avoir pour norme l’accroissement mais la capacité à établir et la possibilité d’établir et de maintenir des axes de résonance » (Rosa, 2018, p.674).
Rémi Bochard, Aurélie Foucher, Juliette Guépratte, Sophie Lanoote et Philippe Vellozzo dans le rapport Culture et numérique : pour une écologie de l’attention, produit par des auditeur.ices du CHEC 2022-2023 et publié en 2024.
Explorer le sujet en atelier ?
Deux des coauteur.ices, Sophie Lanoote et Philippe Vellozzo, animeront un atelier « Écologie de l’attention : les lieux culturels laboratoires attentionnels ? » lors de la Rencontre TMNlab x TAP : Penser et conduire une transformation située le lundi 7 octobre 2024 à Poitiers.
Illustration :
image d’illustration, Ministère de la Culture (voir) identifiée également sur le profil instagram d’une artiste, Shay
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