« Les données étant immatérielles, l’enjeu à leur égard n’est pas tant de définir qui en est propriétaire, mais qui y a accès, qui peut les exploiter. » Muriel Guyon

Au Canada, une étude est en cours, financée par le gouvernement canadien, pour aider le secteur du spectacle vivant « à mobiliser le potentiel des nouvelles technologies du Web des données » [Pour un avenir numérique lié]. Un rapport intermédiaire de recherche a été publié en 2019 sur cette étude. Il dresse un état des lieux de « diverses tentatives et initiatives de création d’un système international de données liées pour les arts de la scène » ; il ne cite aucune initiative française.

Le ministère de la Culture travaille néanmoins sur le sujet, puisque la stratégie numérique culturelle française fait l’objet de consultations publiques durant ce premier semestre 2023 . L’étude canadienne interpelle sur les collectes de données existant aujourd’hui en France et sur l’intérêt de disposer de données permettant de mieux appréhender la filière du spectacle vivant.

Où en sommes-nous et quels sont les enjeux liés à l’utilisation de données relatives à un secteur professionnel spécifique comme les arts vivants ?

Acteurs des arts vivants : mieux connaître leur nature, leur nombre et les activités

Ces informations semblent effectivement relever du tableau de bord indispensable dont les pouvoirs publics doivent disposer lorsqu’ils établissent des politiques publiques pour le spectacle vivant : alors que la culture est une mission régalienne de l’État, quels sont les acteurs de cette filière ? Quels sont les besoins – communs ou spécifiques – des producteurs, des diffuseurs, des co-financeurs de spectacles, des acteurs intervenant dans le champ de l’éducation artistique et l’action culturelle ? Quels sont les besoins de régulation du secteur, les éventuelles mesures de protection nécessaires à certains de ses acteurs, pour garantir la diversité des propositions culturelles, éviter que les offres les plus rentables économiquement fassent disparaître celles qui ne le sont pas ? Comment disposer de données sur le nombre et pourcentage de bénéficiaires des politiques publiques mises en place, pour mesurer les effets de ces politiques, les évaluer et les faire évoluer ?

Ces questions semblent essentielles, pour mesurer, par exemple : 

  • les effets de long terme de la crise pandémique de 2020-2021 sur les professionnels du spectacle vivant ; 
  • l’efficacité des dispositifs de soutien publics aux entreprises et salariés de ce secteur – dont le gouvernement a souligné l’importance, pendant la crise résultant de la pandémie de Covid19 ; 
  • le coût des mesures qui devraient être prises pour accompagner la transition du secteur vers de nouvelles pratiques professionnelles, dans le contexte actuel d’urgence climatique.

Des jeux de données publiques éparses et incomplets

En France, le ministère de la Culture indique s’être engagé, depuis 2011, « dans une politique en faveur de l’ouverture et du partage des données publiques, et consacre une attention particulière à la mise à disposition de jeux de données permettant le soutien à l’innovation économique et sociale » . Une plateforme est en ligne pour accéder à ces données : https://data.culture.gouv.fr/pages/home/ Elle recense les jeux de données thématiques accessibles aux internautes, soit de plus de 130 à ce jour, qui concernent différents champs de la culture : patrimoine, livre, cinéma, arts plastiques, musique, musées, architecture, langue, presse, éducation culturelle, archives et spectacle vivant.

Le catalogue général des données du ministère de la Culture – alimenté essentiellement par le ministère, les DRACs, les Archives Nationales – recense en réalité plus de 430 jeux de données thématiques : la majorité ne sont pas ouvertes au public à ce jour. Ainsi, pour le spectacle vivant spécifiquement, 30 jeux de données sont recensés, mais un seul est accessible à ce jour, comprenant la liste des personnes titulaires d’une licence d’entrepreneur du spectacle ; (nous voilà contents : que faire de cette liste ?!) 

Parmi les 29 autres jeux de données dont les contenus ne sont pas rendus publics, citons : les données SIBIL (données nationales des billetteries du spectacle), la liste des projets de recherche accompagnés par le ministère dans les établissements d’enseignement supérieurs du spectacle, la liste des bénéficiaires des aides à la création, des bénéficiaires des aides à l’action culturelle et la liste des équipes conventionnées DRAC (Cf. le catalogue de données du ministère de la Culture : https://data.culture.gouv.fr/explore/dataset/catalogue-des-donnees-du-ministere-de-la-culture/table/?disjunctive.sous_domaine ).

Il existe heureusement d’autres ressources publiques accessibles auprès du ministère. Le Ministère met ainsi des Bases de Données en ligne : https://www.culture.gouv.fr/fr/Espace-documentation/Bases-de-donnees . Pour le spectacle vivant, celui-ci se limite, toutefois, à un Fonds relatifs au théâtre et aux arts du spectacle conservés dans les institutions françaises, publiques et privées. 

Le ministère de la Culture dispose également d’un Département d’Etudes Prospectives et Statistiques (DEPS) [cf : https://www.culture.gouv.fr/Thematiques/Etudes-et-statistiques ], qui publie régulièrement des études thématiques rendues publiques. Mais ni ses études thématiques, ni ses chiffres clefs annuels, n’abordent le détail de la filière du spectacle vivant [cf. : https://www.culture.gouv.fr/Thematiques/Etudes-et-statistiques/Publications/Collections-d-ouvrages/Chiffres-cles-statistiques-de-la-culture-et-de-la-communication-2012-2022/Chiffres-cles-2021].

Le ministère met, par ailleurs, en ligne un atlas dénommé « culture des territoires », qui permet de disposer de cartographies nationales, régionales ou départementales, avec des entrées spécifiques pour le spectacle vivant: https://atlasculture.fr/ . Toutefois, les données disponibles sur cet atlas ne concernent que les institutions et opérateurs culturels créés ou directement financés par le ministère. Des données chiffrées générales sont disponibles indiquant le nombre d’entreprises culturelles recensées sur un territoire, mais aucune cartographie n’est dressée des équipes artistiques ou des lieux indépendants, en particulier ; la cartographie des « théâtres hors labels », » théâtres de ville » et « théâtres privés » s’avère par ailleurs fortement incomplète.

Les données générales sur la filière socio-économique du spectacle vivant sont donc à chercher ailleurs. Où ?

Des données éclatées parmi les organisations professionnelles

Dans les branches professionnelles du spectacle, qui regroupent les entreprises dont les activités professionnelles sont couvertes par une même convention collective – càd. la branche du spectacle vivant public, d’une part, et, d’autre part, la branche du spectacle vivant privé.

Les représentants de ces entreprises, les syndicats, ont créé un Observatoire, géré par la Commission Paritaire Emploi-Formation dans le Spectacle Vivant (CPNEF-SV) et alimenté par Pôle Emploi et l’AFDAS. 

On trouve ainsi, sur le site CPNEF-SV, des données sur l’emploi, la formation [ https:// www.cpnefsv.org/donnees-statistiques/chiffres-cles ] ainsi que des données statistiques sur les entrepreneurs de spectacles vivants : https://www.cpnefsv.org/donnees-statistiques/tableau-bord/ensavoir-plus-sur . Il en ressort que l’on recense, dans le secteur du spectacle : 20.000 producteurs de spectacles, 15.000 diffuseurs, 5.000 exploitants de lieu et… 65.000 micro-entreprises actives. 

• On y ajoutera les données de l’Unédic / Pôle Emploi dans son dernier rapport [https://statistiques.pole-emploi.org/indem/indempub/207754 ] pour dénombrer 110.000 intermittents du spectacle

 • AUDIENS, l’institution de retraite et de prévoyance du secteur, a créé également une plateforme en ligne qui recense ainsi toutes les données accessibles que nous avons énumérées jusqu’ici : https:// www.audiens.org/datalab-audiens/accueil.html 

L’ensemble de ces données publiques ne permettent toutefois pas d’identifier de manière détaillée comment se répartissent les acteurs dans les différentes branches du spectacle / public, privé et leur qualité : institution publique, structure privée labellisée, structure indépendante avec ou sans lieu, entreprise culturelle commerciale. Ces données sont à chercher dans les rapports de branche établis par les organisations professionnelles. 

• pour la branche du secteur public , le dernier rapport dénombre ainsi 10 000 entreprises et 100 000 salariés (intermittents et permanents) ; 

• pour la branche du secteur privé , le dernier rapport accessible en ligne recense également 10 000 entreprises du spectacle et 100 000 salariés (intermittents et permanents).

Ces rapports sont de qualités inégales dans leur contenu et il faut chercher l’historique des rapports de 2017 et 2018 de la CCNEAC (qui ne couvre que la branche du secteur public, subventionné) pour obtenir des informations sur le nombre et la typologie des différentes entreprises de la branche du spectacle vivant public : Centres Dramatiques Nationaux, Centres Chorégraphiques Nationaux, Scènes de Musiques Actuelles, Centres Nationaux de Création Musicale, scènes conventionnées, théâtres de ville, compagnies, festivals, ensembles musicaux, diffuseurs-producteurs-tourneurs de musique actuelle, autres lieux et autres structures. (Cf page 15 du rapport de branche de la CCNEAC portant sur l’exercice 2018: https://www.ccneac.fr/wp-content/uploads/2022/02/ex-2018-RDB-EAC.pdf ) »

On comprend, dans ces conditions, la nécessité pour les organisations professionnelles qui représentent ces différents acteurs de disposer de données détaillées sur leurs membres et de savoir les valoriser. Ce travail suppose toutefois d’en avoir les moyens. Or, ces organisations professionnelles se trouvent dans une situation de très différente s’agissant de leur capacité à défendre leurs membres, leurs intérêts dans le développement de telle ou telle politique publique; en effet leurs ressources dépendent essentiellement de montant de la cotisation de leurs adhérents, c’est-à-dire des ressources et chiffres d’affaires de ces entreprises; de fait, les structures disposant de moyens financiers importants, qu’ils résultent de fonds privés ou publics, se retrouvent les mieux défendues par des organisations professionnelles .

Le fait de ne pas disposer de données autrement que par le biais des organisations professionnelles rend certainement difficile la construction des politiques publiques cohérentes et rend celles-ci sujettes à des négociations et des arbitrages difficiles. 

Coconstruire une gouvernance des données

Comment mesurer les mesures prioritaires à prendre, sans connaissance des ressources financières des différents acteurs du spectacle (montant des ressources propres, des aides publiques, leurs évolutions), la nature et le volume de leurs activités passées et celles prévues pour la, ou les saisons à venir ? 

« Comme le font remarquer Langeveld et coll. (2014), il y a des intérêts concurrents et convergents parmi les parties prenantes de la chaîne de valeur des arts de la scène. Dans certains cas, le partage de données est à l’avantage de toutes les parties, tandis qu’à d’autres égards, certaines parties auront des raisons compétitives de ne pas divulguer des données. Il est donc important de comprendre la dynamique de la concurrence ainsi que les types de coopération facilités en augmentant le partage et la mise en commun des données extraites de la chaîne de valeur des arts de la scène et intégrées à l’écosystème de données ouvertes liées pour les arts de la scène. Enfin, il devrait y avoir un cadre de gouvernance des données décrivant qui doit partager quel type de données avec qui. Il est en effet préférable de partager certaines données uniquement avec les parties des transactions ou d’un marché particulier [celui de la production ou celui de la diffusion].» Cf. rapport complémentaire à l’étude canadienne citée en introduction.

On ne peut que souhaiter qu’un travail collaboratif de fond soit mis en place entre les parties prenantes des politiques publiques : celles qui les dressent – Etat, collectivités territoriales – et celles qui en sont l’objet – les acteurs professionnels du secteur, représentés par des organisations professionnelles.

Ce travail permettrait de convenir :

  •  d’outils et de moyens dédiés à la collecte de données numériques sur le secteur, 
  • de définir les accès respectifs de chaque partie sur ces données, les droits d’exploitation (public / privé) de ces données et leur caractère public ou privé. 

Les données étant immatérielles, l’enjeu à leur égard, en effet, n’est pas tant de définir qui en est propriétaire, mais qui y a accès, qui peut les exploiter, et si le résultat de cette exploitation peut être divulgué publiquement ou s’il ne peut se faire qu’à titre privé, pour les besoins internes de l’exploitant. 

Ce type de droits et d’obligations peut tout à faire faire l’objet de conventions (contrat de partenariat et de confidentialité) entre des organisations publiques et privées, celles qui récoltent les données et celles intéressées pour les connaître et les utiliser. Les organisations professionnelles, les services de l’Etat et des collectivités territoriales pourraient très bien conclure ensemble – ou entre elles – ce type de convention. Garantir l’accès à ces données permettrait aux décideurs publics de mieux apprécier les effets et les manques de leurs politiques publiques. Il motiverait et justifierait aussi la mise en place de financements publics pour que tous les acteurs du secteur puissent recueillir et valoriser les données les concernant, avec des moyens comparables.

Très certainement, comme l’a pointé l’étude canadienne citée en introduction, ce travail nécessite que des orientations, et donc des objectifs et des valeurs soient convenues et partagées par ces parties en amont. Il pourrait s’agir, par exemple, de :

  •  convenir d’un partage de données sur les capacités de diffusion de spectacles des différents acteurs sur un périmètre géographique spécifique, pour éviter des concentrations de publics trop importantes sur certains événements, dont on sait aujourd’hui que ce phénomène est le dommageable sur l’environnement; 
  • coordonner l’agenda de différentes programmations culturelles sur un territoire, pour coordonner et équilibrer leurs périodes de fermeture au public ; 
  • observer sur le long terme les effets des aides publiques déployées au bénéfice de certains acteurs et le devenir des acteurs n’en n’ayant pas bénéficié. 

Ce travail ne serait pas seulement utile à la mise en place des politiques culturelles efficientes. Il serait un outil efficace à la co-construction de ces politiques publiques prévue dans la loi LCAP. Il permettrait un fonctionnement du secteur plus collaboratif entre ses différents acteurs et serait ainsi plus apte à opérer les transitions nécessaires vers un développement durable du spectacle vivant. Comme on le sait, ce développement durable ne résultera pas seulement du déploiement de bonnes mesures écologiques ; il dépendra aussi de la capacité des acteurs du secteur à faire évoluer la gouvernance de leurs instances professionnelles et de leurs entreprises, c’est-à-dire à collaborer ensemble, en tenant compte des droits culturels des personnes, habitant.e.s, citoyenn.e.s, pour qui nous travaillons tous. 

Voir le profil de Muriel Guyon, autrice de cette note

Annexes & ressources complémentaires

Références juridiques :

 • Sur les branches professionnelles et obligations d’établissement de rapport de branche 

• Article L2232-9 du Code du Travail 

« I.-Une commission paritaire permanente de négociation et d’interprétation est mise en place par accord ou convention dans chaque branche. 

II.-La commission paritaire exerce les missions d’intérêt général suivantes :

 1° Elle représente la branche, notamment dans l’appui aux entreprises et vis-à-vis des pouvoirs publics ; 

2° Elle exerce un rôle de veille sur les conditions de travail et l’emploi ; 

Elle établit un rapport annuel d’activité qu’elle verse dans la base de données nationale mentionnée à l’article L. 2231-5-1. Ce rapport comprend un bilan des accords collectifs d’entreprise conclus dans le cadre du titre II, des chapitres Ier et III du titre III et des titres IV et V du livre Ier de la troisième partie, en particulier de l’impact de ces accords sur les conditions de travail des salariés et sur la concurrence entre les entreprises de la branche, et formule, le cas échéant, des recommandations destinées à répondre aux difficultés identifiées. Il comprend également un bilan de l’action de la branche en faveur de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, notamment en matière de classifications, de promotion de la mixité des emplois et d’établissement des certificats de qualification professionnelle, des données chiffrées sur la répartition et la nature des postes entre les femmes et les hommes ainsi qu’un bilan des outils mis à disposition des entreprises pour prévenir et agir contre le harcèlement sexuel et les agissements sexistes.

 (…) Elle peut également exercer les missions de l’observatoire paritaire mentionné à l’article L. 2232-10 du présent code. » 

• Sur la co-construction des politiques publiques 

Article 3 de la loi dite LCAP – loi n° 2016-925 du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine 

« L’Etat, à travers ses services centraux et déconcentrés, les collectivités territoriales et leurs groupements ainsi que leurs établissements publics définissent et mettent en œuvre, dans le respect des droits culturels énoncés par la convention de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles du 20 octobre 2005, une politique de service public construite en concertation avec les acteurs de la création artistique. »  https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000032854341?init=true&page=1&query=LOI+n%C2%B0+2016-925+&searchField=ALL&tab_selection=all

Ressources et bibliographie complémentaires :

Sites internet : 

  • Site de la communauté apprenante et réseau Laboratoire Théâtres & Médiations Numériques : https://www.tmnlab.com/

Quelques sites comprenant des observatoires et données sur la filière du spectacle vivant, des répertoires des professionnels et cartographies : 

Les sites des agences et centres ressources nationaux : 

Les sites des agences régionales culturelles : 

France Tiers-Lieux : https://francetierslieux.fr/

 • Site de la recherche-action canadien « pour un avenir numérique lié » : https://linkeddigitalfuture.ca/fr/a-propos/

A noter également : La Fédélima (Fédération nationale des Lieux de Musiques Actuelles) a créé son propre outil d’observation participatif indépendant ; il est désormais utilisé par un grand nombre d’organisations nationales et régionales du spectacle (Opale-CRDLA Culture, Fédération Nationale des Arts de la Rue, Réseau National du Conte et des Arts de la parole…) et certaines données ont elles même été utilisées par le ministère de la culture. Pour une présentation de la démarche et de ses acteurs : https://www.fedelima.org/article50.html et les dernières évolutions de ce travail: https://ufisc.org/images/2022/ POPP/Collectif_POPP_communiqu%C3%A9.pdf

Bibliographie complémentaire aux liens et notes de bas de page de cette note :

 • Philippe Henry « Spectacle vivant et culture d’aujourd’hui », 2009, Presses Universitaires de Grenoble

 • « Le web comme base de données : les données ouvertes ou fermées » 2018, Josée Plamondon https://joseeplamondon.com/donnees-ouvertes-liees-web-base-de-donnees/