Vienna Opera Backstage

« Pour raconter l’univers du spectacle vivant, il faut connaître les artistes, aller à la rencontre des autres métiers de l’institution, développer une relation de confiance » Juliette Tissot-Vidal

Vendredi 28 octobre 2022, Juliette Tissot Vidal, responsable du numérique à l’Opéra Comique, et Thibault Prioul, Social Media Manager du théâtre du Châtelet, ont répondu à l’invitation de Clément Coustenoble à rencontrer les étudiants du Master 2 Médiation Culturelle et Interculturelles (université Paris Nanterre).

Cet entretien a été réalisé par Kathy Vassaux, Karel Sauvage et Manon Planchenault dans le cadre d’un projet étudiant.

Pouvez-vous vous présenter ainsi que vos postes et vos structures culturelles respectives ?

Juliette Tissot Vidal travaille à l’Opéra Comique, un théâtre national situé à Paris. À l’origine, le genre de l’opéra-comique est né dans les foires, il y a trois cents ans. À cette époque, on n’avait pas le droit de pratiquer l’opéra ailleurs qu’à l’Opéra de Paris, ni de jouer la comédie ailleurs qu’à la Comédie Française. Le peuple voulait cependant s‘exprimer, ce qui a fait émerger un mouvement dans les foires où l’on faisait des revivals de musique et de théâtre avec une alternance du parlé et du chanté. L’opéra-comique reprend des histoires qui parlent à tous, et il n’est pas nécessaire d’avoir des connaissances littéraires (des mythes par exemple) pour comprendre le propos. Sous Louis XIV, les gens se bousculaient pour venir voir ces œuvres. Une troupe s’est montée et a joué dans plusieurs théâtres abritant des opéras-comiques, jusqu’au jour où le Duc de Choiseul a donné pour cette pratique le terrain de l’Opéra-Comique, à l’endroit où il est situé aujourd’hui, sur la place Boieldieu.

Aujourd’hui, l’Opéra-Comique propose dans sa programmation des opéras-comiques connus, moins connus, des créations contemporaines (l’Opéra-Comique poursuit la production d’œuvres nouvelles qui viendront s’ajouter aux plus de 3 000 créées depuis sa création) et des œuvres baroques (pour son acoustique hors pair). Le lieu souhaite notamment proposer des opéras-comiques oubliés en les réadaptant pour qu’ils parlent à tous, restant ainsi dans la tradition du genre, avec de jeunes metteurs en scène, de jeunes chanteurs… 

L’Opéra-Comique connaît pourtant un défaut de notoriété de par son emplacement (le bâtiment tourne le dos au boulevard des Italiens) et de par son répertoire en apparence peu connu. Il veut simplifier son accès grâce à des tarifs abordables et à une politique de communication de contenus qui permet de clarifier les spectacles, ses thématiques et le suivi de sa fabrication. Par exemple, les histoires des œuvres sont parfois déclinées en BD, ou encore, le lieu propose des directs des coulisses sur Instagram les soirs de premières pour montrer l’envers du décor.

Juliette Tissot Vidal est responsable du numérique à l’Opéra-Comique. Elle travaille de façon transversale sur les différents services du lieu (communication, médiation, marketing, billetterie, secrétariat général, innovation) et accompagne ses collègues sur l’évolution des postes (compétences numériques, réseaux sociaux). Son rôle consiste à encadrer le volet numérique de l’Opéra-Comique et à gérer la partie innovation qui touche autant la médiation que les contenus. De la maintenance technique, à la mise en ligne de contenus en passant par leur conception et le marketing, Juliette supervise le numérique. L’idée est d’accompagner les services selon leurs besoins afin qu’ils puissent ensuite travailler de façon indépendante. Le développement web dépend des besoins et des usages, c’est une mission de coordination. Elle conçoit l’ensemble de l’environnement du site et du parcours client.

Thibault Prioul est arrivé il y a trois ans et demi au Théâtre du Châtelet, après sa restructuration et sa fermeture de deux ans. Le théâtre a connu différentes programmations artistiques, mais toujours avec comme fil rouge la musique, étant le Théâtre Musical de Paris.

Au Châtelet, la question de la médiation numérique n’est pas encore à l’ordre du jour ; il n’y a pas forcément de moyens et de volonté de la mettre en place. Thibault a d’abord été recruté pour le marketing et le remplissage de salle avant de s’employer de façon plus générale à toutes les questions qui touchent au numérique. Le Châtelet veut sensibiliser par la communication numérique sur ce qui est présenté au plateau, souhaite proposer des formes artistiques différentes et permettre aux petites compagnies de se produire.

Quels sont vos parcours respectifs ?

Thibault Prioul a commencé par un DUT « Services et Réseaux de Communication », puis est entré à l’ISCOM (communication et publicité) où il a effectué une alternance à la Cité de l’architecture et du patrimoine en tant que chargé de communication et du développement des publics. Il s’est ensuite lancé, en tant qu’indépendant, dans le conseil en communication culturelle et a participé à la création d’un nouveau lieu : le Centre de musique de chambre de Paris, où il était responsable de la communication, de l’accueil et de la billetterie. Il a ensuite rejoint, pour deux ans, la Cité de l’architecture. Il est arrivé au Théâtre du Châtelet en 2019 en tant que chargé de communication marketing opérationnel et son poste a évolué vers celui de Social Media Manager.

Juliette Tissot Vidal a d’abord suivi une licence d’anglais, tout en étant chanteuse lyrique et jazz. En parallèle de son statut d’intermittente, elle a poursuivi un Master en politiques culturelles puis a rejoint l’Institut de Recherche et Coordination Acoustique/Musique (Ircam), où elle a fait un stage en communication et relations publiques. Elle a ensuite travaillé au Centre Pompidou dans la médiation et la communication autour d’événements avec des artistes et d’élaborations de projets. En 2020, elle entre à l’Opéra-Comique pour aider à la communication et s’occupe d’abord des partenariats médias, des publicités, du site, des réseaux sociaux et de la newsletter. Son poste a évolué avec sa connaissance des usages et l’orientation du projet de la maison.

Il existe une différence d’orientation sur les médiations numériques entre les deux établissements. Comment comprenez-vous la médiation au sein de vos postes respectifs ?

Le poste de Social Media Manager de Thibault est rattaché au service communication et marketing. Il fait donc des publications sponsorisées sur les réseaux sociaux. Selon lui, le spectacle vivant manque de publications créatives, par rapport au musée par exemple. Il estime qu’il faut raconter ce qu’est le théâtre, expliquer l’œuvre et son inspiration. Thibault s’applique à développer un réseau d’influenceurs et de créateurs de contenus qui permettent de faire de la médiation sur les spectacles. Pour le spectacle Roman de Fauvel par exemple, qui a nécessité un investissement de la structure parce qu’il s’agit d’une création mondiale, il a travaillé avec des influenceurs en histoire de l’art pour parler du manuscrit médiéval. L’idée était de faire un parallèle entre ce manuscrit et notre époque contemporaine. Un influenceur présente la musique médiévale, un autre le manuscrit, un autre l’iconographie ; ces contenus conduisant au fur et à mesure au spectacle du Châtelet.

Juliette participe au travail de médiation dans son établissement par le numérique et la communication, autour des contenus qui rendent visible le travail à l’Opéra-Comique, et la création de projets ou d’événements en ligne pour faire découvrir le répertoire de la maison.

Quels réseaux sociaux utilisez-vous ? Adoptez-vous une stratégie transmédia ?

Thibault publie sur tous les réseaux sociaux : Facebook, Twitter, Instagram, YouTube, TikTok, LinkedIn. Il travaille essentiellement sur Instagram et plus récemment sur TikTok qui participe à faire de la médiation avec des personnalités influentes qui parlent d’un sujet qu’elles maîtrisent. Cela permet de faire de la médiation auprès d’une communauté qui n’est pas la leur. Le Théâtre du Châtelet n’a pas forcément le public de la musique médiévale contrairement à ces influenceurs spécialisés. Ainsi, il chercher les publics là où ils se trouvent.

Juliette indique que l’Opéra-Comique est d’abord une maison de création et de transmission (chœur d’enfants à horaires aménagés, académie pour jeunes chanteurs, metteurs en scène, chefs de chant…). La plupart des opéras donnés à l’Opéra-Comique sont de nouvelles créations, nouvelles mises en scène. C’est pourquoi la diffusion de contenus en amont pose parfois problème : l’Opéra-Comique est rarement doté d’enregistrements, d’images ou de photos avant la création de chaque spectacle. Les décors et costumes ne peuvent pas être révélés avant la première. La solution trouvée est de faire appel à des illustrateurs qui illustrent le spectacle avant son montage. Une dramaturge interne crée du contenu sur les histoires de chaque œuvre. Elle écrit et fait des avants-spectacles. Juliette met d’abord en avant ses textes et en fait des contenus numériques plus concis. Lorsque les artistes arrivent dans les murs pour répéter un mois avant la première, un travail de création de contenus sur la fabrique de la production se met en place (photos de répétitions, romans-photos, bande annonce, interviews etc). Il y a en parallèle un travail d’influence, on montre les coulisses, on propose de voir les répétitions. Il y a une volonté de travailler avec les influenceurs pour créer des contenus dédiés à leur communauté dans la recherche de nouveaux publics. Au sein de la communication, il y a un poste de journaliste / vidéaste qui crée des contenus, un poste de concepteur éditorial. Juliette milite pour montrer que le numérique n’est pas qu’un support mais sert l’identité du théâtre et apporte plus que de la communication. Néanmoins, le spectacle vivant reste le noyau de ces institutions. Ce qui est autour doit aider l’art à briller, à se faire connaître. 

Vous portez une vision sur le numérique rafraîchissante, ce qui n’est pas le cas dans tous les lieux. Il y a une avance du secteur muséal sur la question du numérique, à quels endroits le secteur muséal est-il plus en avance que le spectacle vivant et pourquoi ?

Juliette observe d’abord que les musées ont un budget différent. Ils ont aussi moins de difficultés sur les droits à l’image sur des œuvres qui sont numérisées, les droits de diffusion sont différents. De plus, il existe déjà du contenu conçu autour d’une œuvre plastique avec des historiens, des conservateurs… Autre difficulté soulevée par Juliette : la communication en amont de l’œuvre, surtout lorsque celle-ci n’a pas été encore (re)donnée. La médiation et la communication sont primordiales pour faire connaître le répertoire. Il faut prendre en compte les droits des artistes qui travaillent ou ont travaillé sur ces œuvres. 

« Pour partager l’univers du spectacle vivant, nous créons du contenu dans les coulisses sans trop dévoiler du spectacle en cours de création. Il faut connaître ses collègues, les artistes, et avoir une relation de confiance. » explique Juliette. Aujourd’hui, elle peut filmer les coulisses avant la première alors qu’au début elle ne pouvait pas y mettre un pied. Elle souligne ainsi l’importance des savoirs-être sur ce type de poste : « On travaille de plus en plus de façon transverse avec des gens qui n’ont pas du tout le même métier que nous. » Un travail pédagogique interne permet de mieux appréhender les postes de chacun et de mieux comprendre les contours des missions et ce que celles-ci s’apportent mutuellement. 

En ce qui concerne l’avance numérique dans les musées, Thibault observe que le musée a bénéficié d’une image plus poussiéreuse par rapport au spectacle vivant (plus ouvert avec l’image du concert par exemple). Le musée est reconnu difficile d’accès donc on y a mis davantage de moyens pour faire venir les nouvelles générations. Les enjeux y sont donc plus forts que dans le spectacle vivant.

Peut-on mesurer l’impact du numérique et de la publication de contenus sur les publics ?

Thibault cherche les indicateurs clés sur les réseaux sociaux pour les analyser. Il y a plein de façons d’évaluer l’impact du numérique. Ce qu’il ne faut pas faire, c’est se comparer avec les autres structures car toutes n’ont pas les mêmes réalités. Dans le cas du Châtelet, il ne regarde pas uniquement le nombre de likes mais préfère analyser le nombre de clics sur les liens, qui montre un réel intérêt pour le contenu.

Juliette estime qu’il faut analyser les chiffres de façon objective. Pour qu’une vue compte, il suffit de rester trois secondes sur une publication, ne signifiant pas qu’untel a regardé le contenu. Ce n’est pas un post isolé qui déclenche quelque chose (la venue du public, sa participation à un projet, l’intérêt pour le lieu), mais la fréquence de vue de différents posts, le parcours de pensée et d’intérêt. Quand on analyse la donnée, il faut se donner un cadre : analyse-t-on les vues ou celles qui se concluent par un achat ? Il faut se questionner sur les usages du public pour savoir ce qui plaît et ce qui intéresse.

Comment communique-t-on sur une politique tarifaire ?

Juliette explique qu’à l’Opéra-Comique, pour les moins de 35 ans, la place est à 20€ ou à – 35% sur tous les spectacles. Il existe une newsletter avec du contenu dédié à ce public jeune et ces places situées au poulailler sont appelées « paradis ». Il y a aussi des avantages tarifaires auprès de partenaires qui sont mis en avant. L’idée est de bichonner les jeunes qui viennent et qui n’ont pas forcément le budget.

Quelle est la place du public dans vos postes respectifs ? Quel type de médiation est imaginée dans vos structures ?

Il y a beaucoup d’actions de médiation à l’Opéra-Comique, dit Juliette. Par exemple, lorsque le théâtre a fermé pour travaux entre 2015 et 2017 puis pendant le Covid, la maison a imaginé une programmation alternative en ligne en continuant la création de spectacles captés et diffusés. L’idée était de ne pas perdre le public et de continuer à l’engager sur ces moments de fermeture. Cela s’est traduit par une communication autour du répertoire en ligne. On est allé dans la rue pour proposer aux gens de chanter des airs du répertoire sur les boulevards, ce qu’on a appelé « L’opéraoké ». L’idée était d’apprendre à chanter et de connaître mieux le répertoire par le biais de la vidéo et des rendez-vous chantés. Cette proposition a abouti à la réunion des participants ayant chanté ensemble avec un chœur professionnel en 2016 dans la fan zone d’un match de foot. Cette action a créé une unité entre les gens, qui dépasse l’action de médiation de départ, et a engagé une communauté parmi laquelle certains n’étaient jamais venus à l’Opéra-Comique. On a même voulu, à la demande du public, concevoir un mini-site entièrement dédié à cela. 

Dans les établissements culturels, la médiation n’est souvent qu’un pan de la communication pour la direction. Il faut trouver comment intégrer ces projets dans une politique plus globale de l’institution. Cela pose la question de la place que l’on veut donner aux publics dans les lieux culturels. À l’Opéra-Comique, beaucoup d’actions sont menées. 

Thibault présente un exemple de médiation au Théâtre du Châtelet par le détournement et la réutilisation d’un outil numérique originellement destiné à d’autres fins. En 2019, à la réouverture du Châtelet, il a travaillé avec la société AskMona (qui développe un chatbot) pour des besoins serviciels comme le désengorgement de la ligne téléphonique du Théâtre. Il ont eu l’idée de faire autre chose avec ce robot : parler des spectacles. Le chatbot baptisé Éric sert pour trois projets : un lancement de saison et deux spectacles de fin d’année. La saison 20-21 avait une programmation pluridisciplinaire sans véritable fil rouge, il a donc fallu pour son lancement trouver un moyen de jouer avec les faiblesses. Avec le chatbot, on a réalisé un quizz type magazine féminin en cherchant à savoir « qui êtes-vous ? » et « quel spectacle est fait pour vous ? ». Ce quizz était sous forme de QCM et les différentes réponses amenaient vers des spectacles adaptés aux participants. Le numérique a permis de faire découvrir la programmation d’une façon originale ; la billetterie étant mise en ligne en une fois, cela permet d’orienter les gens dans leurs choix.

Ce sera aussi le spectacle 42e rue qui bénéficiera d’une médiation avec Érik. Il raconte la création d’une comédie musicale qui se passe mal en tout point : le producteur ne trouve pas les financements, les répétitions sont mauvaises…  Avec le robot, on incarne un acteur de cette histoire qui doit aider à arriver à la Première malgré les obstacles. On doit faire des choix qui déterminent la suite de l’histoire. C’est une façon de faire découvrir l’univers du spectacle, amenant ensuite à sa bande annonce et à la billetterie. Des spectacles aux grands enjeux financiers sont valorisés par ce robot.

Rappelons que Juliette Tissot Vidal et Thibault Prioul, membres du TMNlab, ont créé les rendez-vous #CMCulture. Ce réseau réunit des professionnels du Community management issus des domaines des arts visuels, du spectacle vivant, des musées, de la VOD ou encore des librairies afin d’évoquer les évolutions et mutations de leurs pratiques.