En septembre, Culture Matin nous interrogeait sur l’état des lieux du numérique dans les lieux de spectacle vivant et sur les transformations durables post pandémie. Auteur : Thomas Corlin.
En 2021, 37 % des structures interrogées dans une étude que vous avez menée dans le secteur, jugeaient les outils numériques « incompatibles avec leur mission », comment interpréter ce chiffre ?
Lors de cette enquête, il était demandé aux équipes de répondre collectivement, l’enjeu était aussi de s’en servir comme support d’un audit interne pour évaluer la maturité numérique de la structure. Ce chiffre fait partie des 9 données clés que nous avons choisi de faire ressortir de l’état des lieux car il correspond à une tendance et à une longue histoire entre le spectacle vivant, un art défini par la co-,présence, et la dématérialisation. Dans d’autres secteurs que le spectacle vivant, le numérique est arrivé plus vite, ses usages se sont déterminés rapidement – l’indexation et la numérisation des collections par exemple, les médiations numériques des expositions de longues durées. Dans les théâtres, l’opposition distanciel/présentiel a généré un biais de lecture de la transformation numérique, générant des incompréhensions voire des oppositions. L’état des lieux montre néanmoins une évolution entre 2016 et 2021, accélérée par la crise que nous avons traversée.
Néanmoins il est à mettre en regard avec les 55 % de répondants qui estiment que le numérique doit être un axe prioritaire, avec un niveau d’affirmation bien plus fort qu’en 2016. C’est pour nous une ambivalence : cela interroge le caractère injonctif de la transformation numérique : est-ce que le numérique doit être un axe prioritaire dans un projet d’établissement culturel ? Cette transformation numérique des lieux est le reflet d’une transformation sociétale, infusant la création, les modes de collaboration et les usages des publics. Dès lors, le numérique n’est-il pas, plus qu’un axe prioritaire, un élément incontournable du contexte de création et de développement du projet culturel, comme l’est le territoire d’implantation ou le cahier des charges des tutelles qui le financent ?
L’optimisation de la communication en ligne a été longtemps le point d’entrée des stratégies numériques des structures. Avec l’essor récent du livestream et d’autres formes d’actions numériques, conçues pendant la pandémie pour conserver le lien avec les publics et maintenir le soutien aux artistes, des initiatives ont été déployées dans l’urgence, avec des équipes fortement créatives mais peu ou pas formées, parfois sans se poser la question de la spécificité du spectacle vivant, notamment la question de la réception par les publics très peu évaluée et donc du sens de nos missions. À cela a succédé une surabondance d’activité à la réouverture, qui a mis un terme à de nombreuses expérimentations numériques faute de temps, de ressources humaines et financières. Et d’un débat de fond sur l’inscription d’une stratégie numérique dans les projets d’établissement.
Comment a évolué la communication numérique des théâtres, récemment ?
Nous sommes sortis de l’époque, que nous observions il y a 10 ans, où il s’agissait d’embaucher simplement un stagiaire, plus jeune, en croyant qu’il saurait davantage manipuler les réseaux sociaux, pour profiter d’un canal de communication supposé gratuit. L’état des lieux montre, comme notre observation au sein de la communauté, que des postes se sont structurés sur les métiers de la communication numérique. Depuis, différentes stratégies ont été mises en place. La perspective d’une communication panoramique adressée au plus grand nombre est très attirante, mais la professionnalisation de ces métiers a permis de développer une adresse plus ciblée, tant dans la forme que dans les segments ou communautés spécifiques de publics : c’est une stratégie qui doit être budgétée (création de contenus, sponsorisation, programmatique…) et portée avec de nouvelles compétences en perpétuel changement, en interne ou à travers de l’externalisation, mais qui s’avère bien plus efficace – tous les lieux ne l’ont pas encore pris en compte.
La Maison de Métallos (Paris 11e), par exemple, a créé un poste sur l’animation des communautés en ligne, à la jonction entre les relations avec les publics et le community management généralement intégré au service communication, puis a fait évoluer son positionnement pour laisser davantage les artistes s’exprimer et co-animer de micro-communautés. C’est un lieu très intéressant dans leur approche d’une notion de “territoire numérique” ou de « numérique situé”.
Les lieux doivent se poser la question de leur stratégie numérique, en écho aux profonds changements sociétaux et aux usages et pratiques culturelles des publics induits par la transition numérique. Parmi ces enjeux, la découvrabilité figure parmi les priorités. Les algorithmes créent un rétrécissement de l’accès aux contenus et à l’information, ils ont tendance à montrer ce qu’on aime, ce qu’on veut voir, ils ne favorisent pas la diversité. Cela est valable pour l’ensemble du champ culturel. Les lieux de spectacle vivant, les artistes et les producteurs doivent être partie prenante d’une politique culturelle de la donnée pour poursuivre notre travail d’accès à la culture et de promotion de la diversité de la création. Le Pass Culture en a fait un de ses objectifs, nous échangeons avec eux de façon constructive et en débat pour défendre la vision de notre communauté. Nous travaillons également sur d’autres projets autour de ce sujet majeur.
Après la pandémie, quel aspect du monde culturel le numérique a-t-il le plus transformé ?
En fin de compte, comme bien d’autres secteurs, la dématérialisation de la relation de travail est le plus grand changement sur le quotidien de la culture. Il a impacté la sociologie des organisations : il a permis de développer de nouvelles modalités de collaboration, de communication interne, parfois a pu déboucher sur davantage d’horizontalité et de transversalité. Certains postes ont été repensés, des accords d’entreprise ont évolué. Si nos métiers demandent par nature un grand temps de présence sur place, pour les spectacles, à la rencontre des publics, la souplesse instaurée par le télétravail a permis de repenser un management par mission, plus responsabilisant et impliquant, et une amélioration de la qualité de vie de certains salariés comme la réduction du temps de transport, la souplesse du rapport travail et vie privée.
Mais ne nous voilons pas la face : cette dématérialisation brutale a aussi engendré, dans certains cas, un grave isolement social. Puis à la réouverture, certaines institutions ont tout aussi brutalement mis fin aux usages qui étaient nés de la crise pour revenir à “l’ancien modèle” ce qui est un grave déni de la transformation à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui. Couplé à une profonde crise de sens de notre secteur, on ne peut que constater la vague de départ à tous les échelons et la difficulté aujourd’hui de recruter, difficulté partagée par de nombreux membres, dans des conditions qui ne sont plus acceptables.
Le numérique transforme aussi ce qui se passe sur scène. Comment cette offre artistique s’intègre-t-elle aux programmations ?
De façon très inégale selon les lieux et les territoires je dirais. Les artistes ne nous ont pas attendu pour s’emparer du numérique ! De nombreuses œuvres de spectacle vivant sont nourries de nouvelles technologies, intègrent ou questionnent nos usages et imaginaires numériques. Nous remarquons néanmoins que ce ne sont pas les lieux qui programment le plus d’œuvres hybrides et numériques qui ont le plus engagé leur transformation interne, un hiatus demeure et ce constat était déjà mis en exergue par notre état des lieux de 2016. Si la création évolue dans ce contexte, la médiation ne suit pas toujours.
Par exemple, l’adaptation de jeanne_dark de Marion Siéfert sur Instagram en pleine pandémie est une réussite, mais les équipes des théâtres l’accueillant et l’artiste elle-même n’ont pas prolongé le lien né avec les publics au cours des live, interrompant le phénomène de communauté en ligne, de dialogue qui aurait pu émerger. Marion Siéfert en témoignait lors d’une de nos rencontres, c’est resté un point aveugle. Il y a des hybridations et des augmentations numériques à imaginer pour de nombreuses pièces, je pense aux productions de Thomas Jolly ou aux recherches du collectif [La] Horde. Les équipes artistiques, en créant l’œuvre, pourraient imaginer leur extension numérique dès la production en mutualisant le travail avec les lieux diffuseurs plutôt que de fragmenter les actions de façon plus artisanale.
Du côté des aides publiques, quelles sont les perspectives depuis la crise ?
C’est très varié selon les territoires : certaines régions, certaines DRAC, mettent des gros moyens pour soutenir l’expérimentation tant dans la création que dans la médiation et le lien aux publics ; dans d’autres cas, ce n’est pas suffisant pour mettre en place un projet ambitieux. Au niveau national, des dispositifs existent (Ecran vivant par exemple) ou ont été expérimentés (Dicréam, Chimères) qui s’adressent principalement à la création, pas forcément dans un travail de rencontre entre l’œuvre et les publics. Les annonces récentes d’un nouveau fond refondu au CNC permettra de mieux doter les projets mais soulève une grande inquiétude parmi les professionnels.
Enfin, le plan France Relance 2030 du gouvernement dispose d’un volet Industries culturelles et créatives. Évidemment, les lieux culturels ne se sentent, pour la plupart, pas concernés car nous ne sommes pas des industries. Mais ces dispositifs proposent de gros moyens pour expérimenter, travailler sur la transition numérique et écologique, accompagner l’évolution des compétences et des métiers…. Nous avons la responsabilité collective de nous rassembler et de nous y engager afin de défendre de l’intérieur une vision d’une politique de la création et de la démocratie culturelle, d’un numérique sociétal, riche et non technocentré.