« Coopéra » : la démarche d’intelligence collective menée par l’Opéra de Limoges

Alain Mercier, directeur général de l’Opéra de Limoges et Delphine Wittebroot, consultante et formatrice spécialisée dans le travail collaboratif, reviennent ensemble sur la démarche « Coopéra » menée en 2021. Ce retour d’expérience est enrichi par le témoignage de trois collaborateurs de l’Opéra de Limoges : Christophe Gateau, artiste du Chœur ; Nelli Vermel, cheffe costumière et Vincent Faure, responsable financier. 

Un opéra qui a amorcé sa mutation avant la crise sanitaire

Alain Mercier : Avant que ne survienne la crise sanitaire, le monde du spectacle vivant était déjà confronté à l’évolution de la société et des comportements culturels de nos concitoyens.  Au-delà du constat d’une fracture culturelle (entre les catégories sociales, les cultures d’origine, ou les âges), qu’une politique ancienne et résolue de démocratisation n’aura pas suffi à combler, de nouvelles tendances se faisaient déjà jour : fragilisation du temps traditionnel de la représentation, développement des addictions numériques, attentes sur les questions sociétales et les droits culturels, désir de participation.

Face à ce constat, l’opéra de Limoges avait déjà investi de nouvelles orientations ces dernières années : diversification des temps de contacts avec les publics indépendamment des représentations, journées thématiques, ouverture à des esthétiques musicales variées comme le jazz ou l’électro, programmes participatifs inclusifs, marathon créatif Operamix, travail sur le handicap, création d’une plate-forme de signalement… Selon le directeur général de l’Opéra de Limoges, ces orientations avaient amené une nouvelle notoriété pour le projet, tout en induisant chez les équipes une première prise de conscience de la fonction de l’opéra et de son impact possible au sein de la population.

La crise sanitaire a mis en exergue la fragilité du spectacle vivant et accéléré les multiples mutations à l’œuvre dans le secteur

Alain Mercier : En premier lieu, la crise a brutalement souligné la fragilité symbolique du spectacle vivant (essentiel, non-essentiel). Très vite, nous avons pressenti qu’elle agirait comme un accélérateur des mutations en cours : elle éloigne les publics, elle favorise les pratiques numériques et les fractures qui vont avec, elle interroge les modèles économiques et de production et pointe l’usage unique des lieux. Pour autant, elle fait toucher du doigt le caractère exceptionnel de la solidarité qui s’exerce à l’endroit des institutions par le biais des aides et soutiens des pouvoirs publics.

Le double contexte de la crise sanitaire conjoncturelle et de l’évolution structurelle du projet d’établissement  

Au printemps 2021, après une année très fortement empêchée, la direction de l’Opéra de Limoges souhaite consulter les quelque cent cinquante salariés sur leur perception de cette situation inédite. Mais il s’agit aussi de se projeter au-delà de la conjoncture sanitaire actuelle puisque l’opéra doit renégocier son conventionnement dès 2022, donc faire évoluer les priorités de son projet ; tandis que se profile un chantier de réfection du Grand Théâtre.

Du dialogue social au dialogue sociétal

Dans un premier temps, en avril-mai 2021, la direction de l’opéra fait le point en interne sur la crise sanitaire et présente la démarche d’intelligence collective à venir. Ce temps de créativité collective est confié à la facilitatrice Delphine Wittebroot.

Delphine Wittebroot observe que dans le contexte sanitaire de COVID, le personnel, qu’il soit artistique, administratif ou technique a été touché en son cœur : Il avait l’impression de disparaître, craignait de perdre son identité, sa raison d’être, en l’absence de relation aux spectateurs.

Elle formule ainsi les attentes de la direction de l’Opéra de Limoges :
• Donner une place à chacun dans la vie de l’établissement ;
• Conserver l’esprit d’entreprise, l’innovation et la cohésion d’équipe ;
• Préparer l’avenir dans une période empêchant chacun de tenir sa place et son rôle habituel.

Autant d’attentes concomitantes à la nouvelle demande de conventionnement de l’Opéra de Limoges. Il s’agit donc de susciter l’intérêt et de mobiliser collectivement les salariés de la maison dans une approche innovante de rédaction du dossier de candidature, grâce à une démarche positive et valorisante.

Méthode et déroulement

Delphine Wittebroot prépare des temps collectifs et créatifs de réflexions, d’échange et d’émergence d’idées. Six temps de travail de trois heures chacun sont organisés au cours de l’été 2021 autour de différents thèmes choisis par la direction : égalité, mixité, accessibilité ; santé et bien-être ; spectacle vivant et nouveaux usages numériques ; éco-responsabilité, première chance/seconde chance (sensibilisation, médiation, inclusion, formation).

Les participants sont tous volontaires. Les groupes, jusqu’à huit personnes, sont constitués pour assurer une représentativité entre les métiers artistique, administratif et technique, et les situations (cadres, non cadres). Du fait de la sollicitation sur la base du volontariat, Delphine Wittebroot n’a pas rencontré de résistance : Certains sont venus par curiosité, d’autres pour être acteur de la démarche.

Arrivé récemment au sein de l’opéra de Limoges, j’ai été surpris par cette démarche que je ne connaissais pas et je me suis demandé quelle pouvait être ma contribution. Mon choix s’est porté naturellement sur le développement durable qui est un sujet qui m’intéresse particulièrement. J’ai été agréablement surpris par le déroulement de l’atelier, j’ai découvert mes collègues dans un cadre différent de celui du travail et les échanges étaient constructifs. Maintenant, j’espère que des actions concrètes en matière d’environnement seront mises en œuvre afin que cet atelier ne soit pas qu’un simple lieu d’échange.

Vincent Faure, Responsable Financier

En faisant appel aux méthodes et outils de l’intelligence collective, ces ateliers nourrissent la candidature à la labellisation de l’Opéra de Limoges en même temps que les nouvelles orientations de son projet, tout en décloisonnant les métiers.

Chaque salarié choisit le thème sur lequel il souhaite travailler. Une séance est également menée avec les élus du conseil d’administration de l’opéra et la direction. Pour faciliter et accentuer la prise de recul, ces séances sont organisées en dehors de l’opéra.

L’ensemble de cette démarche a été suivie par une quarantaine de personnes (28% artistes, 37% techniciens, 35% administratifs) ; un niveau de participation satisfaisant et conforme à l’objectif fixé par la direction (30% de participants).

234 idées ont émergé pour :
• mieux interagir ensemble en interne ;
• améliorer l’expérience et le parcours « client » ;
• mettre la Maison Opéra en harmonie avec son temps et son environnement.

Parmi celles-ci, environ 30% correspondaient à des actions déjà plus ou moins en place. Certains sujets ont rencontré plus de succès : égalité femmes/hommes, éco-responsabilité, usage du lieu. Au-delà des propositions, note Alain Mercier, chacun a souligné le côté positif de se rencontrer entre métiers et services dans ce cadre différent.

Si les participants attendaient beaucoup de cette démarche, cependant certains regrettent de ne pas avoir eu assez de temps pour approfondir les sujets de fond. Un sentiment de frustration qui peut s’expliquer par l’importance des attentes de chacun.

J’ai été ravie à l’idée d’être actrice de ce changement, de pouvoir participer à la construction de ce nouvel Opéra, avec plus d’interactions et d’ouverture avec et vers le public. Pour autant j’ai été un peu déçue par le calendrier des ateliers, en décalage avec nos contraintes professionnelles. D’autre part, je ne me suis pas retrouvée dans cette méthode de « brainstorming » qui nous a invité à parler de nous, au détriment des sujets que nous souhaitions approfondir, des idées que nous souhaitions concrétiser. J’attends surtout de cette démarche une véritable réflexion sur le fond et le sens de notre activité dans l’environnement territorial, avec une concrétisation au plus près des besoins de notre public.

Nelli Vermel, Cheffe costumière

Une réunion de restitution a été organisée au mois d’octobre 2021, réunissant l’ensemble des collaborateurs. À cette occasion, Alain Mercier et Nicolas Faye, directeur adjoint, ont découvert les résultats de ce travail. Pour préserver la neutralité de la démarche de Delphine Wittebroot, aucun partage d’information n’avait eu lieu en amont. 

« Coopéractes » : des idées aux plans d’actions

Fort de ces premiers résultats, l’opéra a engagé dès l’automne des plans d’actions co-construits sur les thématiques égalité femmes/hommes et éco-responsabilité, sujets qui seront prochainement confrontés à un panel de chefs d’entreprises de Limoges.

Deux autres groupes verront le jour au cours de l’année 2022 sur la thématique du handicap (accessibilité au spectacle, participation, politique RH ), avec les associations et organismes qui travaillent déjà avec l’opéra pour l’accueil des personnes en situation de handicap et sur les relations bénéfiques entre santé et pratique artistique.

Ces axes, régulièrement évalués, seront intégrés au contrat d’objectif du conventionnement entre l’opéra et les pouvoirs publics. Ces mêmes plans seront également valorisés dans les opérations de levée de fonds auprès des mécènes.

L’opéra des gens : vers de nouvelles participations citoyennes

En conclusion, Alain Mercier se projette : À compter de 2023, la démarche sera élargie à la population au travers d’un panel d’habitants de Limoges réuni dans la coopérative (ou la convention) artistique citoyenne de l’Opéra. Ce groupe sera sollicité pour verbaliser ses représentations, ses ressentis et ses attentes vis-à-vis de l’opéra. Il pourra participer à des décisions programmatives en collaboration avec l’opéra, et sera dans un troisième temps amené à pourvoir lui-même des sujets qui pourront être ensuite convertis en objets artistiques.

Artiste du Choeur de l’opéra de Limoges depuis trois décennies, j’ai constaté l’évolution positive de cette maison et me réjoui de cette démarche collaborative qui m’a permis de rencontrer certains collègues, de partager mon point de vue sur le fonctionnement et l’avenir de cette maison. Je pense qu’il faut solliciter la curiosité de nouveaux publics, non conquis. À nous de continuer à travailler dans ce sens pour faire entrer ces spectateurs timides – parfois réfractaires au mot « opéra » – dans ce lieu populaire.

Christophe Gateau, Artiste du Choeur

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