Quelques jours avant la rencontre « Publics en ligne, publics en soi » organisée par le TMNlab, la chercheuse Marion Denizot nous a adressé un propos introductif qui fait notamment le lien avec son article Services numériques à destination des publics des théâtres cosigné avec Christine Petr et publié en février 2017 dans la revue Culture et Recherche n° 134 – Les publics in situ et en ligne. Nous l’en remercions et retranscrivons ci-dessous l’intégralité de son propos.
« En préambule de la rencontre organisée par le TMNlab autour des publics en ligne, mon propos s’appuie sur les résultats que nous avions obtenus à l’occasion du premier état des lieux sur le numérique dans les théâtres, qui date déjà de 2016.
La situation d’arrêt du fonctionnement normal des institutions de diffusion du spectacle vivant et le développement considérable des propositions sur Internet et les réseaux sociaux numériques obligent à regarder ces résultats sous de nouvelles perspectives.
Cette intervention ne prétend aucunement faire le point, d’un point de vue scientifique, sur les évolutions actuelles. Tout simplement parce que nous sommes au cœur des mutations et qu’il demeure difficile de savoir comment les pratiques culturelles mais aussi les pratiques professionnelles vont être durablement modifiées et quelles seront les transformations pérennes que l’on va voir émerger. Donc, je ne peux aujourd’hui vous proposer que quelques remarques éclatées.
La première observation concerne l’engagement dans le numérique du secteur du spectacle vivant.
Tous les secteurs de la société sont soumis aujourd’hui à la mutation anthropologique que constitue le numérique, qui conduit à un changement des usages et des pratiques.
Le confinement n’a pas introduit de mutation supplémentaire, il a uniquement accentué des mutations d’ores et déjà inscrites dans les pratiques.
On peut ici penser au système du click and collect qui s’est généralisé dans le secteur marchand des petites entreprises. Pour le secteur culturel et en particulier pour le secteur du spectacle vivant, les confinements ont accéléré une évolution qui émergeait, mais sans paraître, pour certains, prioritaire. D’une certaine façon, le confinement a obligé certains établissements à s’emparer de cette mutation, avec le souci principal, souvent exprimé de « garder le lien avec les publics« .
C’est en effet la question d’un soi-disant « retard » du secteur du spectacle vivant dans l’engagement dans le numérique qui a servi de fil conducteur à l’état des lieux de 2016. La conclusion était sans appel : les théâtres avaient commencé un réel engagement numérique mais nous constations « des marges notables d’amélioration des usages des outils numériques » notamment dans leur développement et leur adaptation aux pratiques et demandes des publics (les dispositifs d’interaction avec le public, la formalisation de la communication numérique et de l’engagement dans le numérique, et l’usage des indicateurs statistiques). Sur ces points, il n’est pas sûr que les établissements culturels aient tout à fait achevé la mutation.
Ainsi, sur la question de l’interaction, il est évident que la plupart des propositions mises à disposition sur internet et même sur les réseaux sociaux (je pense bien sûr aux captations) sont encore peu interactives ou suscitent peu l’interaction, même si l’on a vu émerger, ces derniers mois, des dispositifs pensés pour l’interaction, voire des créations artistiques appelant à la réaction en direct des publics.
La stratégie numérique des établissements donne souvent plus de place à la diffusion qu’à la médiation ou la participation, donc à la création de relation.
Concernant l’évaluation, nous soulignions avec force ses manques. Nous proposions ainsi une vaste concertation entre les professionnels et les partenaires publics au sujet de la nécessaire évaluation des actions menées et de l’élaboration d’outils numériques de reporting.
La situation ne paraît pas s’être améliorée, loin de là : la désorganisation liée à la situation sanitaire a généré de considérables tensions au sein des équipes, contraintes de réagir dans l’urgence, de s’adapter en permanence. La souffrance au travail est une réalité pour nombre de professionnels. Et l’absence ou le manque de formations spécifiques dans les usages du numérique complique et alourdit les charges de travail. D’où la difficulté à envisager l’évaluation.
C’est pourtant par la prise en compte du temps de l’évaluation et de la réflexion stratégique que les innovations que l’on a observées ces derniers mois pourront s’installer durablement dans les pratiques professionnelles.
C’est de mon point de vue l’enjeu principal.
La seconde remarque concerne la nécessité, à terme, de clarifier les missions des établissements culturels en termes de politiques publiques et de service public concernant leur participation à l’offre numérique.
En effet, si le paradigme de la démocratisation de la culture est désormais remis en cause par celui des droits culturels – qui fait de chaque individu un acteur de ses pratiques culturelles -, il semble que la responsabilité des établissements telle qu’elle avait pu être mentionnée dans la Charte des missions de service public pour la culture puisse être interrogée au regard de la dématérialisation des pratiques culturelles.
Historiquement, les théâtres – et notamment ceux de la décentralisation – se sont construits à partir d’un territoire qu’il fallait conquérir et fidéliser. Les théâtres entretenaient alors une relation étroite avec ce qui était considéré comme « leur » public. Combien il est parfois étonnant d’entendre un directeur de salle parler de « son public » ! Cette expression reflète les enjeux identitaires et les liens de fidélité entretenus entre le lieu et les spectateurs.
Avec internet et les réseaux sociaux, on observe clairement une dématérialisation de la relation et donc un élargissement des publics potentiellement touchés. Et l’on a tous fait l’expérience de regarder une diffusion de spectacle que nous n’aurions pu découvrir en présentiel, en raison de l’éloignement du lieu de diffusion.
Dès lors, les établissements ne peuvent plus identifier physiquement la personne qui consomme, il y a une dilution de la relation individualisée.
Si on assiste alors à un élargissement des publics potentiellement touchés, la question de la mission de l’établissement se doit d’être clarifiée au regard de ses missions de service public.
En effet, l’approche territoriale des politiques publiques – qui se manifeste par le rôle croissant des collectivités territoriales dans le financement des établissements – est remise en question : comment justifier auprès d’une collectivité locale le service offert à des publics non contributeurs fiscalement ?
On le sait, la question a été vive dans le financement des conservatoires et il n’est pas rare de voir des tarifs différents pour les praticiens qui n’appartiennent pas à la collectivité qui finance l’établissement… Cet élargissement du territoire pourrait effectivement justifier l’augmentation de financements publics au titre d’une mission partagée, entre les établissements et équipements culturels, dans la diffusion de la culture auprès de publics, d’offres numériques et dématérialisées. Cependant, il conviendrait auparavant de clarifier la relation historique que les établissements ont souhaité construire avec le public. C’est en effet une vaste révolution qui ne pourra se faire que si les choses sont clairement posées de part et d’autre, par les établissements et les pouvoirs publics.
Enfin, pour conclure, je voudrais souligner que d’un point de vue anthropologique, une accélération rapide des pratiques, comme celle que nous traversons en ce moment, génère des questionnements, voire des inquiétudes.
Il ne faut pas oublier que le temps humain n’est pas forcément celui de la technique, ni du changement social.
Il me semble donc très important d’accompagner ces mutations et je me réjouis vivement de l’existence et du dynamisme de TMNLab. »
Marion Denizot, professeure des universités en études théâtrales, directrice du Master 2 Médiation du spectacle vivant à l’ère du numérique – Université Rennes 2.