Première partie :
Des outils simples pour la mise en place d’une stratégie de communication numérique
Dans le cadre du festival « 3ème scène » / Opéra national de Paris, La Gaîté lyrique recevait en décembre 2017 une Rencontre professionnelle sur les stratégies de communication numérique. Nous en publions ici le compte-rendu détaillé – retrouvez la seconde partie en cliquant ici.
Animateurs des échanges :
- Laurent Vinauger, Délégué à la danse, Direction générale de la création artistique (DGCA) du Ministère de la culture
- Philippe Martin, directeur artistique de « 3èmescène » et directeur des Films Pelléas.
Intervenants :
- Le collectif (La) Horde : Marine Brutti, Jonathan Debrouwer, Arthur Harel
- Stelio Tzonis, chargé du volet numérique / Films Pelléas
- Eli Commins, chargé des politiques numériques à la DGCA
- Anne Le Gall, cofondatrice du TMNlab et directrice de la communication et du développement à l’Avant Seine / Théâtre de Colombes.
La communication en ligne fait aujourd’hui partie intégrante des politiques de communication des établissements du spectacle vivant labellisés par le Ministère de la culture. On observe néanmoins que ceux-ci agissent sur les supports numériques selon des modalités très diverses. Aux prises avec des attentes parfois disproportionnées, les équipements culturels peuvent se sentir démunis, d’autant qu’ils sont confrontés au niveau avancé de sophistication des pratiques des acteurs du numérique. Pourtant, des outils simples existent, qu’il s’agit parfois seulement de tester. Et, au-delà de ceux-ci, il est nécessaire de définir l’identité numérique d’un établissement pour aller au-delà d’une communication copiée-collée sur l’ensemble des supports et des réseaux sociaux.
Par le partage d’expériences, avec leurs réussites et leurs difficultés, et par le biais d’interventions de différentes personnalités de la culture et du numérique, ce temps d’échange a permis de partager ces questionnements et de poser les fondations d’une réflexion qui est souhaitée sur la durée.
Au-delà des a priori : l’accessibilité des outils numériques
Une forme de crainte du numérique semble partagée par de nombreux professionnels, qu’ils appartiennent au secteur culturel ou non. Plusieurs intervenants insistent sur la nécessité de déconstruire les idées préconçues. La méthode la plus efficace n’est pas toujours la plus conséquente ni la plus onéreuse.
« Dans le numérique, il faut partir avec très peu d’a priori, il faut vraiment essayer, voir et faire par itérations successives, découvrir le bon langage, ce qui va résonner et ne pas miser sur un seul essai. » Stelio Tzonis, chargé du volet numérique / Films Pelléas.
En matière de communication numérique, les expériences font souvent état d’attentes disproportionnées suivies de déceptions tout aussi grandes. Or, les intervenants soulignent la nécessité d’expérimenter sans craindre de se confronter à des échecs ni sans se limiter à un objectif de billetterie et de fréquentation. Le point de départ consiste non pas à concevoir la stratégie la plus pertinente possible a priori, mais à tester plusieurs idées. C’est en observant et analysant les publics qui y réagissent et la manière dont ils y réagissent que l’on pourra en déduire celle qui est la plus adaptée.
Un autre a priori consiste à considérer que les codeurs seraient uniquement attirés par des entreprises leur assurant des revenus substantiels. En réalité, les élèves des écoles informatiques font part d’un intérêt pour évoluer dans un milieu professionnel ayant du sens pour eux. Le milieu culturel a donc d’autres cartes à jouer que celle du salaire puisqu’il possède cet « avantage » d’être porteur de récits et de sens. Surtout, ces jeunes codeurs souhaitent pouvoir tester directement leurs idées. Il n’est donc pas illusoire d’imaginer les recruter au sein d’un équipement culturel, dans la mesure où on les positionne dans l’organigramme à une place qui leur laisse suffisamment d’autonomie. Le projet « Matrice, art et numérique », fruit du partenariat entre l’Ecole 42 et des écoles d’arts, a permis de confirmer cette appétence et les collaborations possibles entre ces univers.
Des projets simples peuvent être mis en place par les équipes chargées de la communication au sein des lieux. Un exemple : demander aux artistes d’une équipe associée de manière privilégiée à un lieu de se filmer quelques minutes chaque jour afin de pouvoir partager ces instantanés sur le site web ou les réseaux sociaux de la structure. C’est l’une des idées privilégiées par le service communication du CCN Ballet de Lorraine qui s’est intéressé aux comptes Instagram des danseurs permanents du Ballet. Échangeant régulièrement avec le service communication, notamment via Whatsapp pendant les tournées, les danseurs proposent régulièrement une photo ou une courte vidéo. Le Ballet apparaît ainsi aux yeux du public comme la somme des individus qui le composent, chacun ayant potentiellement une « audience » spécifique. Autre initiative : de courts films réalisés par la chargée de communication web, Floriane Joly, avec un appareil photo ou son téléphone portable, pour célébrer l’anniversaire du CCN ou communiquer sur les nouvelles productions en cours de création. Des outils simples, auxquels s’est ajouté avec le temps un micro afin d’améliorer la qualité du son. Cette stratégie de communication s’élabore en lien étroit avec le directeur.
Le service communication de l’Opéra de Lille a, quant à lui, créé « Première loge », « fruit de petites intuitions » selon Dorothée Fève, sa responsable. A défaut de pouvoir monter des projets audiovisuels lourds, « Première loge » donne à voir les synergies et la diversité des métiers nécessaires à une production d’opéra. L’objectif est d’ouvrir une fenêtre sur l’actualité de la création en train de se faire. Des reportages courts de 3 minutes environ sont réalisés en interne. Viennent ensuite les retours des publics via les commentaires. Cette écoute du public a par exemple permis de constater l’intérêt de différents groupes pour un reportage sur les chaussures dans l’opéra « Le Nain » et a ainsi orienté le choix du reportage suivant.
Ce travail régulier permet à un équipement culturel de se créer une identité. D’un public habituel peut émerger un public potentiel grâce à des outils simples et des coûts de communication limités.
« Qu’est-ce qu’être un théâtre à l’heure du numérique ? » Anne Le Gall, cofondatrice du TMNlab et directrice de la communication et du développement à l’Avant Seine / Théâtre de Colombes.
L’expérience menée par Anne Le Gall apporte une autre dimension à la relation aux publics. Elle a co-fondé il y a 4 ans TMNlab / Laboratoire Théâtres & Médiations Numériques, une communauté d’environ 200 professionnels et lieux très divers, créée afin de faire émerger les pratiques des théâtres à l’heure du numérique. Un travail de veille, d’analyse de projets, de mise en lien est opéré sur le site dédié et des rencontres professionnelles permettent de partager les retours d’expériences.
Parallèlement, au sein de l’Avant Seine / Théâtre de Colombes, elle s’est intéressée à la question de savoir ce qu’est un théâtre à l’ère numérique et comment faire muter une structure de l’intérieur. Une politique des « petits pas » l’a d’abord conduite à créer un club de spectateurs qui a contribué à la conception de la brochure de saison et à la refonte du site. Anne Le Gall précise que les moyens financiers de la refonte du site étaient modestes mais que les moyens humains déployés pour intégrer les utilisateurs potentiels au projet ont été considérés comme prioritaires. La démarche ne consiste donc plus à concevoir un projet en interne et voir ensuite si « ça marche » car, en cas d’échec, le coût de « rattrapage » se révèle bien plus élevé. Il s’agit plus globalement de co-construire les actions d’un théâtre au quotidien.
L’Avant Seine, dans son questionnement sur les conditions et les freins à l’accès au théâtre, a été amené à concevoir un projet autour de l’utilisation innovante des données de billetterie. Il s’agit d’animer un réseau d’entraide qui permet aux habitants de s’organiser pour se rendre à une représentation. Le théâtre cherche par exemple à répondre à la question « J’aime cette pièce, mais je ne veux pas y aller seul.e, qui voudrait venir avec moi ? » ou « Je veux sortir, sortir seule ne me dérange pas, mais rentrer seule à mon domicile le soir m’inquiète, que faire ? ». La question du mode de déplacement, du covoiturage est secondaire, en revanche le sujet de la mise en lien des personnes, du tissage social, est central dans cette expérience. Conçu dans une démarche de design thinking, le projet en est à la phase d’immersion/observation qui prend la forme d’une enquête auprès de spectateurs occasionnels, d’abonnés, de non-spectateurs et d’associations locales. Une structure extérieure animera ensuite des ateliers avec des habitants et une première version d’un prototype de plateforme verra le jour pour la saison prochaine. Ce projet, porté avec 4 autres partenaires au niveau national (Le Phénix scène nationale de Valenciennes, l’Avant scène à Cognac, le Grand T à Nantes et la Scène nationale 61 à Alençon) et la société Tech4team pour l’analyse des données, a été soutenu par le biais de l’appel à projets « Services numériques innovants » du ministère de la culture.
Les contraintes à dépasser
Un certain nombre d’enjeux doivent cependant être traités lorsque l’on pense une stratégie de communication numérique. Mathieu Rietzler, secrétaire général de la Maison de la danse de Lyon, en pointe certains :
– la rapide obsolescence des outils, par exemple Numeridanse qui, en mars 2018, en sera à sa 3ème version depuis sa création en 2011
– la recherche du modèle économique des nouveaux formats artistiques intégrant la réalité virtuelle ou mixte (quelle jauge ? Quels tarifs?…)
– ou encore l’arbitrage financier qui s’opère entre communication digitale et communication « classique ». Sur ce dernier point, Philippe Martin fait remarquer qu’il s’agit souvent davantage d’une question de compétence et de sensibilisation au numérique qu’une question de moyens, en se basant sur le fait que le milieu du cinéma continue à investir beaucoup de moyens dans la communication classique.
Cette question de la sensibilité des équipes au numérique semble centrale. Une citation de Romaric Daurier, directeur du Phénix scène nationale de Valenciennes, résume bien cet enjeu : « Dans un lieu, la conscience numérique doit être présente dans tous les secteurs, c’est au directeur de l’impulser ».
Anne Le Gall rappelle également les premières résistances de la chargée des relations publiques et de la médiation culturelle, qu’elle a placée comme responsable du projet « publics connectés ». Celle-ci, qui n’est pas usagère d’outils numériques, a été convaincue par le projet car il fait sens pour elle du point de vue du lien avec les habitants. Cela la rend garante du projet et de son accessibilité, y compris pour les personnes qui, comme elle, ne sont pas technophiles.
« On n ‘est pas dans l’innovation technique mais juste dans l’innovation d’usage » Anne Le Gall.
Eli Commins souligne que ces résistances, qu’on retrouve dans tous les milieux professionnels, peuvent se dénouer dès lors qu’on part du principe qu’il n’y a pas d’expert en numérique mais qu’il s’agit d’un sujet éminemment politique qui concerne chaque citoyen.
Des difficultés existent également au stade de l’analyse de données. Pour exemple, une vidéo mise en ligne sur Youtube est considérée comme « vue » après seulement 30 secondes. L’observation des retours doit donc nécessairement être plus poussée et se traduire par une réelle implication de l’équipe dans l’utilisation des outils numériques.
Eli Commins souligne que l’on évolue en ligne au sein de mécanismes très sophistiqués de captation de l’attention.
« Le danger, c’est la logique permanente d’adaptation à la demande » Eli Commins, chargé des politiques numériques à la DGCA.
L’enjeu pour le milieu culturel serait donc plutôt d’avoir conscience de ce contexte, de comprendre ces règles du jeu pour les détourner et inventer autre chose. « L’ expérience utilisateur » s’est d’ailleurs construite sur le modèle du spectacle vivant, de la scène. Antoine Conjard, directeur de la scène nationale L’Hexagone à Meylan, propose quant à lui que le service public soit dans une logique de « hacking » par rapport aux GAFA.
Eli Commins ouvre la réflexion sur la reconnaissance des « publics en ligne », notamment par le ministère lui-même dans ses outils tels que les conventions pluriannuelles d’objectifs avec les structures culturelles qu’il soutient.
En ligne, la frontière entre œuvre et communication se brouille. Si bien que cette rencontre a également été l’occasion d’évoquer des projets qui utilisent les outils numériques comme un moyen à part entière de création artistique, avec les questions que cela soulève sur leur diffusion.